Rémy Nassar est toujours en alerte. Quand un tourne mal, son téléphone sonne. Il reçoit parfois des appels de détresse au beau milieu de la nuit. « Il arrive qu’on héberge des gens qui sont expulsés du domicile familial », raconte le président bénévole de Helem Montréal.
Le groupe de soutien aux personnes LGBT libanaises et arabophones compte 40 membres officiels. Dans les faits, ils sont bien plus nombreux. Plusieurs nouveaux arrivants ou enfants d’immigrés gravitent autour du groupe sans s’identifier. « Ils ne veulent pas mettre leur nom sur papier, ils ont peur. Ils communiquent avec nous par courriel pendant des mois avant d’oser se présenter. Certains opèrent deux pages Facebook. On leur répète que le Québec est un endroit sécuritaire où ils peuvent s’épanouir », dit M. Nassar.
Encore aujourd’hui, l’homosexualité est passible de peine de mort dans une douzaine de pays, dont le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran et la Mauritanie. Dans 77 États, les relations sexuelles entre personnes du même sexe peuvent mener à l’emprisonnement. C’est vrai notamment au Sénégal, au Cameroun, au Liban et en Algérie. Quand on vient d’un pays où l’homophobie et la transphobie sont prégnantes, il peut être difficile d’afficher ouvertement son orientation sexuelle ou son identité de genre. Même si l’on se sait protégé au Québec.
« Des personnes ont cultivé la culture du secret pendant des années. On ne doit pas s’attendre à ce qu’elles s’affichent du jour au lendemain, surtout si elles maintiennent des liens étroits avec leur communauté. Ça peut leur prendre du temps avant de faire un », affirme Sofiane Chouiter, vice-président de l’Association des lesbiennes et des gais sur internet (ALGI) et militant au sein d’Action LGBTQ avec les immigrés et les réfugiés (AGIR).
Au printemps, Fatima* est sortie de chez elle sans perruque, sans maquillage. C’était la première fois depuis son arrivée à Montréal. « J’avais l’impression que les passants me dévisageaient. Je trouvais mes cheveux trop courts, j’avais l’impression qu’on m’identifiait automatiquement comme lesbienne. Comme si l’étiquette était collée à ma peau », a-t-elle confié à Lani Trilène, responsable du volet immigration au Centre de solidarité lesbienne (CSL) à Montréal.
M Trilène rencontre régulièrement dans son bureau des femmes qui ont fui leur pays en raison de leur orientation sexuelle. Plusieurs étaient mariées. Elles ont dû couper les liens avec leur famille, parfois avec leurs enfants. « Ce sont des histoires tristes, dit l’intervenante. Ces femmes sont seules, elles vivent une culpabilité immense. »
« Elles nous disent : mon mari a bien fait de me battre ; si j’étais quelqu’un de bien, je serais auprès de mes enfants ; si je n’étais pas homosexuelle, tout ça ne serait pas arrivé. »
— Lani Trilène, responsable du volet immigration au Centre de solidarité lesbienne
Au CSL, elles s’informent d’abord sur les traitements offerts : elles veulent guérir. Puis, le discours change. Elles souhaitent plutôt être soutenues dans l’acceptation de leur homosexualité. « Quand elles voient deux femmes s’embrasser ou deux hommes se tenir par la main, elles sont mal à l’aise, voire offusquées. Ça les confronte à leur propre identité, elles ont involontairement intériorisé l’homophobie. Apprivoiser la liberté est un long apprentissage. C’est un travail de titan. »
Selon Rémy Nassar, plusieurs personnes LGBT de communautés arabes préfèrent « rester cloîtrées », même à Montréal. « Elles tentent de se conformer aux idéaux et aux normes du pays d’origine, elles se marient. Tant que l’homosexualité n’est pas assumée, plusieurs pensent que ça va passer. On le voit même chez les plus jeunes, nés au Québec. L’emprise du pays reste forte. »
Alors qu’il était adolescent en Algérie, Adib* a réalisé qu’il avait une attirance pour les garçons. « Il croyait que c’était de la frustration sexuelle. Les musulmans n’ont pas de rapports sexuels avant le mariage », précise son ami Sofiane Chouiter. Une fois à Montréal, Adib a vu ses sentiments envers les hommes s’amplifier. Pris de peur, il a rapidement marié une Algérienne. Le jour du mariage, il a pleuré comme jamais. Encouragé par des collègues, ouvertement gais, il a peu à peu accepté sa vraie nature. Et il a divorcé. « Aujourd’hui, il vit bien son homosexualité, raconte M. Chouiter. Il est discret, il pratique sa religion, mais ça ne l’empêche pas de fréquenter le village gai. Il est heureux. »
« On ne doit pas confondre épanouissement et , souligne Marianne Chbat, doctorante en sciences appliquées à l’Université de Montréal. En Occident, le modèle dominant de la vie homosexuelle implique la figure du , mais on peut très bien vivre sa sexualité de façon tacite, sans y voir une oppression. Ça permet de trouver un espace de négociation entre la famille et la sexualité. Plusieurs font ainsi. »
Dans son mémoire de maîtrise, M Chbat a documenté le parcours de personnes LGBTQ de la communauté libanaise à Montréal. Selon les témoignages recueillis, la distance géographique avec la famille (quand celle-ci est peu ouverte), l’autonomie financière et une attitude normative de genre facilite la libre expression de l’orientation sexuelle.
« Il y a mille et une façons de vivre sa sexualité et son ethnicité. »
— Marianne Chbat, doctorante en sciences appliquées à l’Université de Montréal
Il y a tout autant de nuances dans la perception de l’homosexualité au sein des communautés culturelles, insistent les experts interviewés. Il serait « réducteur » et « porteur de dérives » de « présumer que l’homophobie, qui prévaut dans certains pays, se retrouve à l’identique au sein des minorités ethniques et racisées du Québec », indique-t-on au ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion du Québec.
« Les communautés culturelles ne sont pas des blocs homogènes. Il faut éviter de généraliser », confirme le sociologue Olivier Roy. L’éducation, le niveau socioéconomique et la religiosité peuvent influencer la perception de la diversité sexuelle. « C’est la connaissance d’une personne de minorité sexuelle qui favorise le plus l’ouverture. Ça revient dans plusieurs enquêtes, dit M. Roy. On ne doit pas faire l’erreur d’opposer un là-bas homophobe et un ici très ouvert. »
* Le prénom a été changé pour préserver l’anonymat.