Libération ajoute.
Dans la Vie matérielle, en 1987, elle [Marguerite Duras] écrit : «Moi aussi j’ai écrit des lettres, comme Yann à moi,pendant deux ans, à quelqu’un que je n’avais jamais rencontré. Puis Yann est arrivé. Il a remplacé les lettres. Il est impossible de rester sans amour aucun, même s’il n’y a plus que les mots, ça se vit toujours. La pire chose c’est de ne pas aimer, je crois que ça n’existe pas.»
Cette lettre du 23 décembre 1980 de Marguerite Duras à Yann Andréa, nous servira de conclusion.
Yann, C’est donc fini. Je t’aime encore. Je vais tout faire pour t’oublier. J’espère y parvenir. Je t’ai aimé follement. J’ai cru que tu m’aimais. Je l’ai cru. Le seul facteur positif, j’espère, me fera me détacher tout à fait de toi c’est celui-là, ce fait que j’ai construit l’histoire d’amour toute seule. Je crois que tu m’aimes toi aussi mais pas d’amour, je crois que tu ne peux pas contenir l’amour, il sort de toi, il s’écoule de toi comme d’un contenant percé. Ceux qui n’ont pas vécu avec toi ne peuvent pas le savoir. J’ai aperçu quelque chose de ça lors de la première scène à Deauville. – Je me suis dit : mais avec qui je suis ? Et puis tu as pleuré et ça a été colmaté. Mais je n’ai pas oublié cet effroi. Je voudrais que tu saches ceci ; ce n’est pas parce que tu dragues et que tu en passes par le cérémonial pitoyable des pédés que je te quitte.
Tout serait possible, tout si tu étais capable d’aimer. Je dis bien : capable d’aimer comme on dirait capable de marcher. Le fait que tu ne parles jamais, ce qui m’a tellement frappée, vient de ça aussi, de ce manque à dire, d’avoir à dire. Peut-être est-ce un retard seulement, je l’espère. Tu n’es même pas méchant. Je suis beaucoup plus méchante que toi. Mais j’ai en moi, dans le même temps, l’amour, cette disposition particulière irremplaçable de l’amour. Tu ne l’as pas. Tu es déserté de ça. Je vais essayer de te trouver un travail à Paris ou ailleurs, un travail qui te convient. Je veux bien te louer une chambre à Caen où tu as tes vrais amis, […] ceux qui te connaissent depuis toujours, qui ne peuvent plus vivre ce leurre de l’été 80 à Trouville vécu par moi. Je ne te laisserai pas tomber. Je t’aiderai. Mais je veux me tenir à l’abri de cette aridité qui sort de toi et qui est carcérale, intolérable, épouvantable. Je ne sais pas de quoi elle procède, je ne peux pas la décrire, sauf en ceci : qu’elle est un creux, en manque, en vide à côté de quoi ma méchanceté par exemple, est une prairie, un printemps. Vivre avec toi, à coté de toi, non, c’est impossible.
Tu m’as écrit pendant des années justement parce que j’échappais à cette indécence d’exister. Je t’aime Yann. C’est terrible. Mais je préfère encore être à t’aimer qu’à ne pas t’aimer. Je voudrais que tu saches ce que c’est. Quel été, quelle illusion, que c’était merveilleux, ça ne pouvait pas continuer, ce n’était pas possible, seules les erreurs peuvent prendre cette plénitude. Je ne sais pas quoi faire de la vie qui me reste à vivre, très peu d’années. Le crime c’était ça : de me faire croire qu’on pouvait encore m’aimer. En retour de ce crime il n’y a rien. S’il arrive que j’aie le courage de me tuer je te le ferai savoir. Le seul empêchement est encore mon enfant. Je t’aime
Marguerite.