Deux coups à la fois

Envoyé par Luc Marchand en date du 29 novembre 1999 à 11h21

(source http://www.algi.qc.ca/forum/arts/messages/poly.JPG)

Elle mange son repas de Noël, assise bien droite sur une chaise de la cafétaria. Tout comme moi, elle est venue expressément à la cafétaria de Polytechnique pour le copieux repas de Noël à prix abordable. Mais contrairement à moi, elle n'étudie pas à la Polytechnique. Elle est en sciences infirmières et le destin l'a choisie pour ce 6 décembre 1989.

Elle a un walkman sur la tête. Je ne sais pas quelle musique elle écoute, je ne peux pas l'entendre même si je suis à quelques sièges d'elle. Je suis venu à la cafétaria de Poly avec mon bon ami hétéro (qui n'a jamais su de ma bouche que je suis gay, mais qui s'en doutait surement) expressément pour le repas de Noël. Je n'ai plus d'affaires à l'école à cette heure-ci, peu avant 17h00. Mes cours se sont terminés ce matin mais mon ami et moi sommes restés seulement pour le repas de Noël. La fille à côté de moi a du mettre le volume de son walkman assez élévé. Elle n'entendra pas les coups de feu. Dans 5 minutes, elle sera morte.



C'était ma 3e année à la Polytechnique en génie électrique. J'avais réussi à me faire un chum avec un gars que je courrais après depuis le CEGEP. Notre relation chaotique et névrotique de deux années s'était achevé en septembre. Il n'était pas à l'école en cet après-midi du 6 décembre. Mon nouvel amour n'était pas un gars de Poly.

J'avais posé pour la photo des finissants, il y avait quelques semaines de cela. La fille qui avait pris mon argent pour la photo était en génie mécanique. Pendant que je suis à la cafétaria un étage plus bas, Marc Lépine entre dans le local où elle avait son cours en cet après-midi. Menaçant de son fusil, il fait sortir les gars de la classe. Il demande ensuite aux filles restantes de se mettre en ligne le long du mur. La fille qui a pris mon argent pour la photo est dans ce peloton d'éxécution. Marc Lépine ouvre le feu. Elle sera morte probablement avant que je commence à manger mon repas.



Les fins d'année de la Poly sont particulièrement bruyantes. Les étudiants déversent leur trop-plein de frustrations scolaires dans diverses activités éthiquement discutables. Je suis l'un deux. Par exemple, l'année d'avant, nous avions organisé une imposante manifestation joyeuse dans les corridors de l'école. Quelqu'un avait apporté une génératrice, un ampli avec haut-parleur et jouait de sa guitare électrique sur un chariot que nous tirions. Nous avons entré dans le grand local de physique, plus d'une centaines de pupitres, que nous avons amassés en tas au milieu, pêle-mêle. Nous avons dérangé une réunion sérieuse entre professeurs et membres de l'industrie.

Il était courant en fin d'année de Poly d'observer des comportements d'excitation généralisée et cet après-midi du 6 décembre ne faisait pas exception suite à la fin des cours. C'est pourquoi mon ami et moi nous ne nous formalisions même pas de tous ces étudiants qui s'étaient mis à courir dans tous les sens, certains provenant de l'étage en haut, au moment où je posais mon cabaret sur la table près de la fille au walkman. C'était normal, c'était Poly.

Je n'avais pas de walkman sur la tête, donc j'ai pu entendre quand un gars a dit "Sortez tous, y a un fou qui tire sur le monde!"

Là encore, ce pouvait être une joke de fin d'année.

PANG! PANG!

(Toujours deux coups à la fois)

PANG! PANG!


Prends ma valise. Ferme ma valise. Me lève de ma chaise. Me dirige vers le corridor principal de la cafétaria.

PANG! PANG!


Je marche d'un pas rapide mais pas en courant. Je regarde devant moi. Tout le monde court autour de moi.

PANG! PANG!

Je vois du monde se coucher à terre. Dernière chose à faire dans ce moment. Je continue à marcher rapidement vers la sortie. Je suis presque arrivé. Je ne regarde pas en arrière. Je pourrais le voir. Je n'ai pas encore peur. Bizarre.

"Attention, il s'en vient par icitte!" crie à tous, le gars en face de moi. J'arrête. J'ai encore ma valise dans mes mains. La sortie est à moins de 5 mètres. Mon ami avec qui je mangeais entre dans un petit local et s'embarre. Dernière chose à faire dans ce moment. Sortir. JE VEUX SORTIR.

"Ok, c'est beau, on peut y aller!" recrie-t-il. Je me précipite vers la sortie. Il y a deux portes vitrées à franchir. Dehors, quelques-uns fuient, d'autres veulent entrer. Il fait froid. Mon manteau est dans ma case. Marc Lépine est remonté 2 étages plus haut. Il tire des balles partout. Quelques-unes se logeront dans ma case. Plusieurs jours plus tard, on me rendra mon manteau. Ma case avait été vidée pour retirer les balles perdues.

Il y avait un peu de neige sur les pelouses en ce 6 décembre. Il faisait froid pour quelqu'un sans manteau, mais je ne sentais rien. Je descends les escaliers en bois qui mène à l'édifice administratif juste en bas de l'école. J'essaie d'avoir un téléphone. Tout le monde veut téléphoner. On se dit tous la même chose. "Ce doit être un étudiant frustré qui a décidé de tuer ses profs!".

C'était le running gag à la Poly. Les examens et les cours sont tellement difficiles, on était tous surs qu'un jour, un prendrait un fusil et tirerait tous les profs. Ce n'était qu'une question de temps. Plusieurs semaines passées, un étudiant avait donné des coups de pieds dans une poubelle suite à un échec. Une vitre où était affiché les résultats avait été fracassée par un coup de poing.

J'appelle mes parents. "Checker les nouvelles, y a un fou qui tire tout le monde à Poly, moi je suis correct." J'appelle mon ex de Poly. "Checke les nouvelles, y a un fou qui tire sur tout le monde à Poly." "Ok, j'y vais." "T'es tu fou??? Reste chez vous." "Non, j'arrive, c'est cool, je veux être là." J'appelle mon chum. "Rassure-toi, je suis vivant!"

Les rumeurs circulent déjà. "Paraît qui sont dix, douze!" "Non, y sont au moins trois!". Marc Lépine n'était même plus UNE personne, à ce moment. Il entre dans un local au 3e étage. Tous se couchent en-dessous des bureaux. Ils marchent sur les bureaux. Regarde en dessous. Voit une fille. Il tire, la tue. Il marche sur les bureaux, cherche d'autres filles. Puis il atteint le bureau du professeur. Il s'assit à terre. Pointe son arme à sa tête, tire. La rumeur dit que la moitié de son crâne trainait par terre.


(Toujours deux coups à la fois)


Le service 911 n'avait jamais entendu parler du 2500 Chemin de Polytechnique. Polyquoi? Je me rappelle une entrevue chez McDo, quelques années avant. On m'avait demandé quelle école secondaire c'était. Peu connaissait la Polytechnique avant la tragédie. Les nouvelles de soirée du 6 décembre allaient la faire connaître au monde entier.

Quand les ambulances arrivèrent, ils se trompèrent de chemins. Ils se sont dirigés vers l'université de Montréal. Poly était tout en haut de la montagne. De toute façon, le carnage était fini. Il restait maintenant à soigner les blessés.

Un photographe de la Presse montera tout en haut, se postera à l'extérieur près des fenêtres du sous-sol qui donnent sur la cafétaria. Il prendra une photo qui fera la première page de La Presse le lendemain. Sur la photo prise à travers la vitre, on voit une fille assise droite sur une chaise. Elle a un walkman sur les oreilles qui joue peut-être encore. Elle est morte depuis 30 minutes.

Comme je ne sais pas que Marc Lépine n'est même plus une personne et que j'ai rencontré une amie de fille de ma classe, nous décidons d'aller nous réfugier à la résidence des filles en attendant. Le gardien de sécurité me demande mes papiers. Les nouvelles ont déjà commencé, il est 18h passée. Par la radio, on apprend que le tueur aurait fait mettre seulement les filles en peloton d'exécution. Je m'exclame "les médias!! Faut toujours qui invente des histoires de fous! Ca se peut pas qu'un gars serait cruel comme ça!" Mon innocence a du diminuer car la réalité dépassait bien la fiction.




Dans les jours qui suivirent, la direction décida de fermer Poly à cause de l'enquête judiciaire. Ils décidèrent aussi de retarder les examens. Nous étions incapables d'étudier quoi que ce soit. Il neigait tout le temps, il faisait très froid. L'hiver était bien installé. Nous étions tous déprimés.

Au retour à l'école, ce fut étonnamment, business as usual. On en parlait pas trop. Un avait vu une fille ensanglantée, l'autre s'était caché pendant 2 heures dans un garde-robe. On avait retrouvé une balle dans un livre de cours. Poly est macho mais surement pas autant qu'une gang de truckers ou de mécaniciens de chars. Je ne connaissais personnellement aucune des victimes. Si je veux être sincère, je dois avouer que j'ai eu plus peur quelques mois avant lors d'un vol ratée dans l'école où j'étais le gardien de sécurité la nuit. A ce moment, c'était entre le voleur (que seuls les détecteurs d'alarme ont vu) et moi.

Mais je ne peux m'empêcher de penser que si jétais une fille, je serais morte aujourd'hui. Il était juste derrière moi. Si je m'étais retourné, je l'aurais vu avec son fusil. Mais je n'ai que le son des coups dans ma tête. PANG! PANG! Je dois ma vie au bon chromosome.


Au Québec, nous ne sommes pas le Liban ni l'Amérique du Sud, où les fusillades sont choses courantes. Dans notre confort douillet, nous ne pouvons imaginer c'est quoi de vivre dans la peur que la prochaine balle se logera dans notre corps. Qu'elle terminera une vie remplie, en quelques secondes. J'ai vécu ces moments pendant quelques minutes, ce 6 décembre 1989. Ce n'est pas une sensation agréable. Peut-être la violence est-elle une expérience "normale" de la nature humaine. Je ne peux qu'imaginer c'est quoi sur le champ de bataille.

Mais je suis hanté toujours par le même son, que je reconnaîtrais n'importe où. Celui de deux coups secs, extrêmement forts en même temps que très éphémères. Ce son s'est logé dans mon cerveau comme une balle. À la différence que je reste vivant.

PANG! PANG!

(toujours deux coups à la fois)


Luc Marchand, ing. stag.

29 novembre 1999 (Montréal reçoit sa 1ère neige)

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